Au début des années 1990, jeune étudiant en droit, Antony Robin s’oriente vers une carrière judiciaire, et plus précisément la criminologie. « Bien que rationnel, avec un bac scientifique, la personnalité des criminels m’interpelle. Un criminel, certes, mais toujours une personne unique avec son histoire, ses failles et parfois sa pathologie. Cet intérêt pour l’autre, dans toute sa complexité, ne me quittera jamais. » Ce n’est sûrement pas un hasard si son livre de chevet de l’époque est Crime et Châtiment, ce roman de Dostoïevski où le héros torturé, après la déchéance, trouve le chemin de la rédemption…
« J’ai envie de faire votre métier… »
À 24 ans, Antony interrompt son master 2 en droit. « En proie à un épisode dépressif intense, je m’interroge sur mon avenir. » Il effectue son service militaire (alors d’une durée obligatoire de dix mois) à Paris, au Collège inter-armée de défense. « Je suis affecté à la bibliothèque. C’est tranquille, mais je ne vais pas bien. Je consulte un psychologue, également psychanalyste, et là, après plusieurs mois de thérapie, la lumière surgit. En pleine séance j’affirme : “Je crois que j’ai envie de faire votre métier”. Quelque chose m’anime enfin. » La bibliothécaire lui tend aussi une perche inattendue le jour où elle lui dit : « Antony, vous n’oublierez pas de jeter tous ces livres, là, dans ce carton, ils ne valent rien ! » Il s’exécute et « tombe » sur un premier ouvrage… de Freud, Introduction à la psychanalyse. « Ce livre m’appelle, poursuit Antony. Je le dévore, pour moi, il est limpide alors que j’ignore tout du sujet ! Et cette lecture en suscitera d’autres : Winnicott, Mélanie Klein, Anzieu… Il est à présent clair que ces auteurs vont m’accompagner et pour longtemps. »
Son service militaire achevé, en 1995, Antony se lance alors avec une nouvelle énergie dans un DESS de psychologie clinique et pathologique à Paris 7. « Comprendre la vulnérabilité psychique, accompagner la souffrance, pour moi, c’est alors évident, je suis bien là où je veux être et ce choix constitue le premier point de stabilité dans ma vie personnelle, bien que je sois toujours en analyse. » Au cours de sa formation, au coeur des services de psychiatrie, Antony est touché par les parcours de souffrance. Il se souvient notamment de son premier stage « dans le dur », à l’hôpital Paul-Guiraud (Villejuif), en unité fermée. « C’était glauque à souhait avec ce long couloir sombre dans lequel déambulaient des patients lourdement atteints, souffrant de schizophrénie pour la plupart. Pourtant je m’y suis senti tout de suite bien et rien ne me semblait vraiment étranger. J’ai observé. Éclairé, parfois perturbé, j’ai enrichi mes connaissances, je me suis aguerri et j’ai pu animer mon premier groupe de parole pour les patients.
Je me souviens d’une femme particulièrement touchante, une enseignante en proie à une symptomatologie envahissante de troubles schizo-paranoïdes. Entre elle et moi, il s’est passé quelque chose. Au cours de nos échanges réguliers, une relation s’est tissée, elle m’a appris ce qu’est la psychiatrie : le délire, l’isolement, l’enfermement, la perte de soi et de tous ses repères, l’absence de perspectives, la contrainte dans un processus de soin qui n’envisageait que trop rarement l’après. Je peux dire aujourd’hui qu’elle a été mon meilleur professeur ! S’intéresser réellement à la personne soignée, se rendre disponible pour elle, l’écouter et surtout l’entendre, c’est aussi lui montrer qu’elle existe en tant que sujet au-delà de sa maladie. Selon moi, l’idée même du rétablissement doit faire partie du parcours de soin et ce, dès le début. Mais à cette époque, on ne parlait pas encore de rétablissement. »
Ouvrir le champ des possibles
En 1999, Antony, devenu psychologue clinicien, poursuit son analyse. « Ce travail de longue haleine, aussi ambitieux qu’exigeant, sera essentiel à mon équilibre psychique. Il me permettra également d’aller toujours plus loin dans la compréhension de l’autre, de ses errances, de sa douleur à exister et d’être là, présent à ses côtés, en étayage, soutenant. » Antony n’a qu’un souhait : « être au coeur de la psychiatrie ». Pendant une quinzaine d’années, en structures intra ou extra-hospitalières à Paris, il côtoie au plus près la maladie mentale et la complexité des parcours de soin qui manquent souvent cruellement de fluidité et d’ouverture au monde. « Avec ces personnes en souffrance, déconnectées de leur parcours de vie, de ce qui comptait pour elles, on est souvent face à un défi thérapeutique. Elles donnent souvent l’impression de vivre dans un présent sans passé, ni futur, sans avenir. Il y a une impérieuse nécessité à les aider à déconstruire ces schémas et ouvrir, avec elles, le champ des possibles. Passer de “je suis schizophrène” à “je souffre d’un trouble psychique mais je voudrais apprendre à le contrôler” permet de passer du désespoir à l’espoir. À partir de là, oui, on peut aider une personne à se rétablir pour peu qu’on l’accompagne dans un parcours qui va lui permettre de regagner en confiance, de sortir de la stigmatisation et de retrouver une vie qui a du sens. Quel beau défi partagé ! »

Le savoir est du côté de l’usager
Depuis 2017, c’est dans le Périgord qu’Antony relève ce défi. « Face à un système de soin trop inerte, soit on se résigne et on déprime, soit on résiste et on crée. Les concepts d’éducation thérapeutique, de rétablissement, de pair-aidance m’étaient familiers et je m’y étais formé. Ce travail autour de l’entraide, il fallait lui donner une nouvelle forme concrète, innover. Grâce au soutien du médecin-cheffe du Pôle Bergerac et de l’équipe de direction de l’hôpital Vauclaire (1), le Club action avenir (C2A) (2) voit le jour en janvier 2018. J’en assure aujourd’hui la coordination et j’accompagne au quotidien les usagers dans une nouvelle fonction : celle de psychologue coordonnateur de parcours en rétablissement. » Ce centre innovant de formation et d’accompagnement au rétablissement est ouvert à tous les usagers suivis en psychiatrie et aux familles. Le postulat est clair : la personne est l’expert de sa propre vie et le soignant/éducateur se met au service de son projet de vie pour l’aider à le faire évoluer dans un sens qui lui convient. « Le savoir est du côté de la personne, poursuit Antony. Elle seule peut dire ce dont elle a envie, ce qu’elle veut vivre, comment elle veut le
vivre, quels sont ses rêves et, en bout de course, quel équilibre elle souhaite rétablir dans son parcours de vie. (Re)devenir un citoyen à part entière, tel serait l’objectif du rétablissement et libre à chacun de définir la forme que prendra cette citoyenneté retrouvée. Pour cela, accompagnée par une équipe contenante avec qui elle fait alliance, étayée par la présence d’un pair-aidant (3), d’un “frère d’armes”, la personne apprend à utiliser au mieux ses forces, à travailler ses vulnérabilités, et à retrouver progressivement confiance en soi et estime de soi, deux moteurs indispensables au rétablissement. »
Pour Antony, cette construction « pas à pas » d’un après où la personne « reprend la main » s’inscrit dans un mouvement dont il veut continuer à creuser le sillon. « Les initiatives en la matière se multiplient et je ne peux que m’en réjouir mais il reste tant à faire. La psychiatrie a besoin de souffle et ses usagers plus encore. Aujourd’hui, une nouvelle vision du soin s’impose aux soignants, car il ne s’agit plus “de prendre en charge” la personne mais de l’aider à restaurer son autonomie et son pouvoir d’agir en l’accueillant de façon fraternelle.» La fraternité, une valeur chère à Antony qui confie être passé lui aussi « tout près du gouffre ». «La conscience de mes propres vulnérabilités fonde peut-être mon besoin d’aider les autres en étant là pour eux et avec eux dans leur démarche de rétablissement. »
Bernadette Gonguet, journaliste
Ce portrait est à retrouver en pages 10/11 de la Revue Santé mentale de décembre, n°263.
1– CHS Vauclaire, 24700. Montpon-Ménestérol
2– Club Action Avenir de Bergerac, 15 avenue Jean Moulin, 24100 Bergerac. Voir page dédiée sur www.ch-vauclaire.fr
3– À partir de son expérience de la maladie et de la compréhension de son propre processus de rétablissement, ce professionnel occupe une place privilégiée pour aider les usagers à surmonter les obstacles et à identifier leurs ressources pour se rétablir. Lire aussi Santé mentale, « Mettre en oeuvre la pair-aidance », n° 248, mai 2020.